Frantz Fanon en Algérie. Après l’indépendance, son influence

Intervention de Christiane CHAULET ACHOUR

Membre du Cercle Frantz Fanon

Meeting du GRS sur F. Fanon

Évoquer les années algériennes de Frantz Fanon, c’est s’arrêter sur les huit dernières années d’une courte mais dense vie, suspendue brutalement par la leucémie à l’âge de 36 ans : de novembre 1953, date à laquelle il rejoint son poste à Blida (Algérie) à décembre 1961, date de sa mort à Washington : 1954, 1955, 1956, 1955, 1958 , 1959, 1960, 1961, la dernière année partagée entre la maladie et les soins qu’elle demande et l’écriture des Damnés de la terre.

Si le jeune Fanon écrit dès les premières lignes de Peau noire masques blancs, « je n’arrive point armé de vérités décisives », nulle mieux que l’expérience algérienne peut illustrer cette affirmation. Ce jeune psychiatre martiniquais, formé dans l’université française, a déjà manifesté, depuis son engagement dans les Forces Françaises libres jusqu’à l’écriture de cet essai, plus d’une innovation pour ne pas dire rupture par rapport aux cadres où il s’inscrit successivement.

Parti en dissidence, il découvre avec force – ce qui était ressenti en atténué dans sa Martinique natale –, le racisme, la ségrégation, plus pernicieuse d’être quotidienne et banale, la réalité de la domination. Cette expérience est véritablement (mise à part ce qu’il a engrangé dans sa formation et ses lectures adolescentes) l’alpha de ses engagements successifs. C’est en vivant et en observant son environnement de vie et en lisant qu’il outille ses remarques tellement d’actualité dans ce premier essai. Je ne m’y attarderai pas car ce n’est pas mon sujet mais je tenais à le dire tant on a écrit et dit que Fanon avait été « fait » par l’Algérie.

Fanon arrive donc déjà « armé » en Algérie : qu’on lise son article de 1952 sur « Le syndrome nord-africain » pour s’en convaincre ! L’acuité de son regard sur les malades nord-africains et sur l’attitude du corps médical français à leur égard est remarquable. Pourtant, on peut dire aussi qu’il ne sait pas grand-chose de ce qu’est cette colonie de peuplement qu’est l’Algérie et qu’il découvre par un de ses foyers révélateurs, le milieu psychiatrique et son mépris argumenté « scientifiquement » pour l’Arabe et, au-delà, pour les habitants colonisés du pays. Nombre de Français, venus travailler en Algérie, ont très vite en quelques mois, adopté le point de vue du dominant. Ce n’est pas le cas de Fanon qui, comme il le dit dans sa lettre de démission au Ministre Résident, Robert Lacoste, en 1956, se met au service du pays : « Pendant trois ans je me suis mis totalement au service de ce pays et des hommes qui l’habitent. Je n’ai ménagé ni mes efforts ni mon enthousiasme. Pas un morceau de mon action qui n’ait exigé comme horizon l’émergence unanimement souhaitée d’un monde valable. »

Rappelons que Fanon a la charge de deux services de malades mentaux, celui des femmes européennes et celui des hommes musulmans. Il soignera toujours des malades des deux communautés ce qui se reflète très bien dans les exemples et les observations qui nourriront ces deux essais de 1959 et de 1961. Fanon dit à Charles Géronimi, dans un entretien, que « la psychiatrie doit être politique ». On lira sur ce « Fanon à Blida » le chapitre plus qu’éclairant d’Alice Cherki dans son Frantz Fanon portrait. De fait, engagement militant et exercice professionnel n’ont jamais été séparés chez Fanon.

Se mettre au service de ce pays, ce n’est pas seulement soigner mais c’est le comprendre. Et Fanon rattrape, avec la vitesse dont il a le secret et l’énorme capacité de travail, d’observation et de lectures qui est la sienne, ce qu’il ne connaît pas de l’Algérie. Cette implication algérienne se poursuit, bien évidemment, quand il rejoint Tunis et qu’il devient, acteur et membre de la Révolution algérienne. Fanon exerce à la fois ses fonctions de médecin mais accepte aussi de mettre sa plume au service de la presse du FLN et d’être un des rédacteurs anonymes, selon la règle de l’époque, d’El Moudjahid. On sait qu’après 1959, des missions en Afrique lui sont confiées par le GPRA et qu’il devient son représentant à partir de 1960 jusqu’à sa maladie.

Il faudrait plus de temps pour développer toute cette « algérianité » qu’acquiert F. Fanon en quelques années. Il le fait avec la conviction qu’il a trouvé, dans la résistance algérienne, le lieu de la remise en cause radicale du colonialisme français et de l’impérialisme international. Il devient membre actif d’une nation à naître et qui se bat pour son existence nationale et internationale. Toute action doit être située de façon précise dans un contexte. L’observation et l’implication de et dans la société algérienne auxquelles Fanon s’exerce depuis sa nomination à l’Hôpital de Blida-Joinville le placent du côté de la tradition de lutte contre les méfaits du colonialisme qu’il partage ainsi avec nombre d’Algériens et nombre de colonisés.

A cette étape, je voudrais insister sur la force qu’a représentée pour moi ce que Fanon a écrit dans « L’Algérie se dévoile », sur les femmes et leurs actions dans la résistance algérienne. Ces pages ont été dévoyées de deux façons : d’une part par les coups de massue qu’ont porté des féministes américaines contre Fanon le machiste à propos de sa lecture de Je suis Martiniquaise de Mayotte Capécia. Avant de jeter la pierre à Fanon, il faudrait que chacun(e) lise ce médiocre roman esthétiquement et idéologiquement – et qu’il soit ou non écrit par cette femme ne change rien à l’affaire du procès en machisme contre Fanon… Et qu’on relise attentivement ce chapitre de L’An V de la révolution algérienne. Les analyses que Fanon y consacra aux Algériennes, aucune Algérienne désireuse d’une société d’égalité et de justice ne les lit encore aujourd’hui impunément, rêvant de cette réalité passée dont les promesses ne se sont pas totalement accomplies.

 L’An V  se nourrit de cette année 1956, essentielle pour l’Algérie car c’est l’année où le pouvoir français décide d’envoyer le contingent dans le maquis algérien. C’est celle de la démission du psychiatre, c’est celle de l’union contre le pouvoir colonial des différentes tendances qui n’avaient pas encore reconnu le FLN, c’est celle de la multiplication des appels de la direction de la lutte aux Européens d’Algérie ; c’est enfin l’engagement de toutes les composantes de la société algérienne dans la résistance pour l’indépendance. En août 1956, le Congrès de la Soummam salue « avec émotion, avec admiration, l’exaltant courage des jeunes filles et des jeunes femmes, des épouses et des mères. » Fanon écrit : « En brassant ces hommes et ces femmes, le colonialisme les a regroupés sous un même signe. Egalement victime d’une même tyrannie, identifiant simultanément, un ennemi unique, il fonde dans la souffrance une communauté spirituelle qui constitue le bastion le plus solide de la Révolution algérienne. »

Fanon est un militant de cette lutte et ce que subissent les Algériens, il entend l’interpréter dans le sens de changements futurs vers une restructuration de la société devenue nation. Et, c’est dans le dynamisme de cette interprétation qu’il aborde la question du voile et celle de la femme. Ses analyses sortaient cet élément vestimentaire, essentiel dans la perception de la femme algérienne, de son essentialité symbolique pour lui restituer sa dimension historique, donc sa capacité de modification ; ce qui ne serait pas indifférent à interroger dans les différentes affaires de foulards islamiques qui ont secoué la France ces dernières années. En effet, de nombreux témoignages de femmes ou des œuvres féminines ont montré la conscience qu’elles avaient de leur soumission et de leur infériorisation à travers ce port du voile. Et cela sans qu’elles se sentent pour autant suppôts du colonialisme comme on le leur opposait. Fanon montre comment, pendant la lutte, le voile est instrumentalisé : enlevé ou porté selon les circonstances, objet de reconnaissance féminine mais aussi déguisement protecteur pour le militant, l’objectif premier étant de faire échec à l’occupant. Et dans la dynamique de cette analyse qui n’a rien perdu de son actualité, il donne un aperçu des transformations des relations entre les deux sexes, entre parents et enfants et entre femmes et hommes. Fanon pointe la qualité du changement et non sa quantification. Son texte veut convaincre des nouvelles réalités et il affirme comme points de non retour ce qui a constitué les preuves tangibles d’une transformation profonde de la société algérienne dans une situation d’exception. S’il n’y a pas eu points de non retour, il n’y a pas eu non plus retour au point de départ, comme le prouvent les oppositions de la société actuelle à une régression du statut des femmes. Evolution et régression sont les deux pôles de tension de toute société en voie de démocratisation et ce qui se passe avec les « révolutions » arabes actuellement le montre bien.

« L’Algérienne engagée apprend à la fois d’instinct son rôle de “femme seule dans la rue” et sa mission révolutionnaire. La femme algérienne n’est pas un agent secret. C’est sans apprentissage, sans récits, sans histoire, qu’elle sort dans la rue, trois grenades dans son sac à main ou le rapport d’activité d’une zone dans le corsage […] Ce n’est pas la mise à jour d’un personnage connu et mille fois fréquenté dans l’imagination et les récits. C’est une authentique naissance, à l’état pur, sans propédeutique. Il n’y a pas de personnage à imiter. Il y a au contraire une dramatisation intense, une absence de jour entre la femme et la révolutionnaire. La femme algérienne s’élève d’emblée au niveau de la tragédie. »

Les textes de Fanon ont mis le doigt sur l’émergence de ce que l’on pourrait nommer une nouvelle tradition qu’instaure la militante… Souvenons-nous : « C’est une authentique naissance, à l’état pur, sans propédeutique. Il n’y a pas de personnage à imiter »… Effectivement, par cette irruption fracassante dans la modernité, les algériennes ont acquis une légitimité. Et c’est bien ce que continuent à revendiquer les femmes démocrates. L’Histoire ne s’efface pas même si elle semble parfois oubliée.

Question lancinante : pourquoi alors Fanon n’a pas été plus inspirateur des transformations de la société algérienne depuis l’indépendance. Sans doute d’abord parce que… « une hirondelle ne fait pas le printemps » ! Plus essentiellement, on ne connaît pas beaucoup d’exemples où les analyses complexes, interrogatives, prospectives d’un penseur peuvent servir de « plate-forme » à un régime qui veut avancer avec des certitudes et des lois. Bien difficile pour le pouvoir qui s’installe – et qui a évacué sur sa route bien d’autres intellectuels et militants dérangeants –, de prôner comme référence Les Damnés de la terre et, en particulier mais pas seulement, « Mésaventures de la conscience nationale » ou le statut irrémédiablement révolutionné de la femme et des structures traditionnelles de la famille ou la non-nécessité du leader.

Fanon est mort et l’Algérie, dans ses instances officielles, appose son nom dans la visibilité du tissu urbain ou commémoratif. Au fond, cela ne mange pas de pain ! En même temps, ces hommages (plaques de rues et boulevards, noms de lycée et d’espaces culturels, nom de l’Hôpital psychiatrique de Blida, rituels autour de sa sépulture à Aïn Karma) familiarisent avec le nom du penseur. Mais l’œuvre elle-même est ignorée, lue dans des espaces choisis comme l’université, de l’indépendance à nos jours, avec une disparition dans les années 1990 et 2000 et un retour depuis la réédition en français et la traduction en arabe de ses œuvres.
Mais plus fondamentalement – et l’intervention d’Idriss Terranti sur « Fanon dans le monde arabe » à la Rencontre internationale Frantz Fanon qui vient de se tenir en décembre 2011, intervention faite lors de la journée à Rivière Pilote, est très éclairante à ce sujet – il y a inadéquation entre les essais de Fanon – ou du moins une parties de ses propositions –, et la dominante politico-idéologique de ceux qui détiennent le pouvoir depuis ces années. Il affirme : « une chose est certaine pour tous les pouvoirs qui se sont succédés depuis l’indépendance à ce jour, il n’est nullement question de permettre la diffusion et le débat large sur l’apport de Frantz Fanon à la décolonisation en Algérie et encore moins à l’édification nationale. » Et il poursuit, « le débat sur Fanon n’a pourtant jamais cessé depuis l’indépendance, mais il est maintenu et contenu dans des sphères très limitées qui ne mettaient pas en danger le pouvoir de l’époque. » En effet il y a une différence entre deux perceptions du monde, celle de Fanon « approche dialectique qui trouve dans le contexte national algérien les conditions de faire avancer l’Homme à partir de ses positions identitaires, de son patrimoine mais tendues vers l’universel » et celle, essentialiste, de penseurs qui se définissent « par des absolus  identitaires (historiques et religieux) par opposition à ceux du colonisateur. »

Ces analyses valent aussi en partie, mais en partie seulement, pour les intellectuels algériens francophones dont la lecture de Fanon connaît une progression nette, en quantité et en qualité, ces dernières années et qui font espérer que les essais de Fanon deviennent véritablement une nourriture intellectuelle à assimiler et à adapter en fonction de situations nouvelles pour le devenir de ces sociétés, d’intellectuels qui lisent l’exhortation qui conclue Les Damnés de la terre : « Allons, camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord […] il nous faut quitter nos rêves, abandonner nos vieilles croyances et nos amitiés d’avant la vie. Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. »

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